Au
début de cette année de bicentenaire la rédaction de
forumopera.com m’avait confié une tâche délicate mais
palpitante. Il s’agissait en effet d’ouvrir un dossier
scabreux : Offenbach et le sexe ! La période estivale
étant propice aux découvertes en ce domaine, je me suis plongée
dans les différentes biographies du compositeur*. A bien y
regarder, quelle ne fut pas ma déception de constater qu’il y
avait un monde entre l’existence assez plan-plan de notre musicien,
les débordements de fric et de luxure de son époque,
particulièrement dans les milieux du théâtre et de l’opéra,
enfin l’apparente gaudriole amorale de la quasi-totalité de ses
œuvres qui lui valut le titre alléchant de « grand
corrupteur ».
Retour
à l'enfance
Il
faut toujours retourner à l’enfance pour comprendre comment un
individu adulte appréhendera plus tard sa vie amoureuse et
sensuelle.
Quand
on sait que notre Offenbach est né Jacob Eberst dans une famille
juive originaire d’Offenbach sur le Main, la première tentation
est d’imaginer une jeunesse marquée par des prescriptions
talmudiques rigoristes. En fait, il n’en fut rien. Certes son père
Isaac Juda Eberst jouait dans les synagogues mais la plus grande
partie de son activité professionnelle consistait à manier le
violon dans les tavernes. Il était d’ailleurs excellent musicien
et pratiquait également le piano, la guitare, la flûte, chantait et
composait. On pourrait aujourd’hui le qualifier de juif libéral,
plus soucieux d’animer des bals et des cabarets que de pratiquer
l’exégèse de la Torah. Ses dix enfants sont priés d’apprendre
la musique et le septième, Jacob, est particulièrement précoce.
Isaac ne s’encombre pas de principes : le gamin a à peine 8
ans que son père décide de former un trio avec son frère Julius et
sa sœur Isabelle pour les exhiber dans les brasseries ou au Carnaval
de Cologne. On a connu plus relevé comme milieu susceptible
d’inculquer les bonnes mœurs…
Le
père Eberst ne va pas s’arrêter là et décide de partir pour
Paris accompagné de Julius et de Jacob qui n’a que treize ans. Il
mise sur les extraordinaires dispositions de l’enfant et réussit à
le faire entrer dans la classe de Cherubini au Conservatoire. Pendant
quelques mois, il assure la subsistance des deux adolescents et un
beau matin, repart pour Cologne, laissant ses fils dans une soupente
et priés de gagner leur vie ! On imagine les deux frères, 14
et 18 ans, sans un sou et livrés à eux-mêmes dans un pays
étranger. Eurent-ils l’opportunité alors de commencer leur
initiation sentimentale auprès de quelques grisettes ?
Probablement, car à l’évidence quand le chat – le père en
l’occurrence – n’est pas là, les souris dansent…
Jacob
devenu Jacques abandonne les cours du Conservatoire qui ne lui
apprennent plus rien, ses talents de violoncelliste seront son
gagne-pain. Il y déjà une chose qu’il sait c’est qu’il veut
travailler dans un théâtre et pas n’importe lequel,
l’Opéra-Comique. Il y est enfin engagé après deux courts
passages dans d’autres orchestres et entre de plain-pied dans ces
antres du stupre et de la fornication que sont alors les maisons
lyriques, l’Opéra de Paris en premier lieu. Pour autant, les
anecdotes rapportées par les contemporains ne font pas état d’un
jeune homme obsédé par les conquêtes féminines. Non, ce qui
intéresse Offenbach, c’est de composer et de rencontrer ceux qui
font et gèrent l’opéra, compositeurs et directeurs. Pour le
reste, il se comporte comme un joyeux drille, une sorte de « monsieur
petites blagues » jamais à court de facéties d’un goût
parfois douteux. Mais toujours pas de sexe, décidément.
Herminie
vaut bien une messe
Les
dieux de l’amour vont se personnifier en la personne du compositeur
de Martha,
Friedrich von Flotow, un compatriote éminemment plus argenté et
venu lui aussi poursuivre sa formation musicale à Paris. Cet
aristocrate fréquente les salons mondains, friands de
divertissements musicaux. Emu par l’impécuniosité de son
camarade, Flotow lui propose de l’introduire chez ses riches amis.
Et bingo, leur première prestation conjointe se déroule chez madame
Bertin de Vaux qui sera pour Offenbach une véritable protectrice
dans sa vie sentimentale et musicale. Il court dorénavant les
réceptions où ses talents de violoncelliste font merveille. C’est
ainsi qu’un soir, il entre dans le salon d’une belle espagnole,
très riche de surcroît, madame Mitchell, mère de deux enfants
issus de son premier mariage avec un certain monsieur d’Alcain,
Herminie et Pepito. Herminie a seize ans et les dragueurs impénitents
savent bien qu’il n’y a rien de tel pour « emballer »
que de jouer d’un instrument ! Non seulement, Jacques joue,
chante, compose des ariettes charmantes qui sont autant de
roucoulades destinées à l’adolescente. Herminie tombe follement
amoureuse du grand échalas qui la regarde comme le fruit défendu.
Certes, madame Mitchell n’est pas franchement enthousiaste de voir
sa fille s’amouracher d’un musicien de vingt ans, à l’avenir
improbable, sans fortune, juif et allemand. Dans le Paris du XIXe,
cela faisait beaucoup. Il arrive toutefois que les contes de fées se
réalisent et que le pauvre hère épouse la princesse. Deux
obstacles sont sur sa route, l’un pécuniaire, l’autre religieux.
Jacques Offenbach ne va pas s’encombrer de pareilles vétilles. Il
entreprend une tournée de concerts comme violoncelliste d’abord en
Allemagne puis en Angleterre. Il joue alors avec les plus grands
comme Mendelssohn ou Julius Benedict. Le voilà renfloué sur le plan
financier, il ne lui reste plus qu’à abjurer sa religion juive et
à se faire baptiser avec la comtesse de Vaux comme catéchiste puis
comme marraine. Si Paris valait bien une messe, les beaux yeux
d’Herminie valait bien la même chose !
Le
mariage fut célébré le 14 aout 1844 et pendant vingt ans, le
ménage affronta les bons et les mauvais moments de l’existence
sans coups de canif notables dans le contrat, alors que les
tentations ne manquaient pas. La conjugalité avait réuni l’amour,
le sexe et la solidarité. André Tubeuf, qui voue une grande
admiration à Offenbach, le décrit dans son Dictionnaire
amoureux de la musique
comme « rangé,
un peu popote, avec de la morale et des mœurs, mari empressé et
fidèle, fier de sa tribu d’enfants, quatre filles et un fils…
Son cinq à sept galant sera de se reposer conjugalement chez lui en
pantoufles ».
C’est beau comme du Delly.
Zulma
au pied de rose
Tout
cela était trop beau effectivement pour durer éternellement et
Cupidon prend souvent les traits du démon de midi, en l’occurrence
d’une chanteuse dénommée Zulma Bouffar. Le compositeur la
rencontre lors de son voyage annuel dans la ville d’eau allemande
de Ems**, séjour qui lui permet de promouvoir ses œuvres et de
soigner des douleurs qu’il prend pour des rhumatismes alors qu’il
s’agit de crises de goutte qui le laisseront impotent à la fin de
sa vie. Zulma en cette année 1863 chante au petit théâtre du
Casino d’Ems. Blonde aux yeux bleus, les rares photographies ne lui
rendent pas vraiment hommage mais elle devait avoir un charme fou et
Alphonse Daudet pût écrire à son propos ces vers contestables
:
Plus
douce que le nénuphar
Dans l’eau claire, une aurore blanche
Baise ton pied de rose et ta hanche
Ivoirine, Ô Zulma Bouffar
Dans l’eau claire, une aurore blanche
Baise ton pied de rose et ta hanche
Ivoirine, Ô Zulma Bouffar
Je
laisse à nos lecteurs le soin d’apprécier ce quatrain à sa juste
valeur…
A
la suite d'un pari, Offenbach monte à Ems en huit jours une opérette
« alsacienne », Lieschen
et Fritzchen
et confie le rôle de Lieschen à Zulma, bonne manière de s’attacher
la femme et la chanteuse. Leur liaison débute aussitôt, va durer
jusqu’à la mort d’Offenbach qui lui donnera deux enfants et en
fera l’héroïne de pas moins de treize de ses créations, dont La
Vie parisienne ou
encore Le
Roi Carotte, Les Brigands, succès
qui lui vaudront le surnom de « La Patti de l’opérette ».
Les
deux femmes de Jacques Offenbach lui seront fidèles, lui survivront
chacune dans un rôle archétypal, Herminie dans celui de l’épouse
officielle, gardienne du temple familial et Zulma dans celui de la
maîtresse de l’ombre, interprète dévouée de l’amant génial.
Oui,
voilà la vie parisienne
Vous
reconnaîtrez à ce stade de mon propos que présenter Offenbach
comme une bête de sexe est une incongruité, il ne mérite ni cet
honneur ni cette indignité. Il n’était « drogué »
qu’à une seule chose : son travail. Partout et même au
théâtre, au restaurant, en fiacre, on le voyait couvrir les portées
de notes qui semblaient d’illisibles pattes de mouche. Jacques
Offenbach disait de lui qu’il avait un vice terrible, inavouable,
celui de toujours travailler. Il ne fut jamais un viveur sensuel,
mais un être pétri de sensibilité et de compassion, bien trop
généreux pour considérer les femmes à l’aune de son bon plaisir
comme, hélas, tant de ses contemporains.
Ce
n’est pas le moindre des paradoxes de son existence puisque c’est
en effet dans un pandémonium de fêtes et de plaisirs que la famille
Offenbach arrive à Paris en 1832. Partout ont surgi des théâtres,
des cafés, des bals, des concerts en plein air, des salles de jeux,
comme si la Monarchie de Juillet avait levé les inhibitions des
rigueurs de la Restauration. Partout du Boulevard du Temple au
Boulevard des Italiens, du Jardin Turc au café Tortoni, les gandins
friqués n’hésitent pas à passer des tables luxueuses aux
beuglants interlopes où l’on se déchaîne sur une nouvelle danse
importée par les soldats de retour d’Algérie, le « chahut »
qui deviendra bientôt le cancan. Les théâtres organisent des bals
masqués où les classes sociales et les corps se mélangent de façon
effrénée. Guizot a dit à la bourgeoisie : enrichissez-vous !
Elle a bien suivi son conseil et l’argent dégouline dans une
exhibition obscène. Les innovations industrielles font vaciller les
anciennes puissances de l’Eglise et de l’aristocratie. C’est
sans doute à l’opéra que la liberté des mœurs atteint son acmé.
Les ballerines et les cantatrices sont un gibier pour les membres du
Jockey Club, le marquis de Hallays-Coëtquen montre dans sa loge à
qui veut la voir sa collection pornographique et le docteur Veron, le
directeur de l’Opéra de Paris fait servir à ses invités un
gigantesque plat de salade entourant – non pas des homards – mais
une danseuse nue. Tout s’accélère sous le Second Empire avec le
règne des prostituées de haut vol, les courtisanes qui organisent
la vie mondaine et culturelle autour des leurs extravagances. Les
prostituées plus communes, celles qu’on appelle les lorettes
jouent gratuitement les figurantes dans les théâtres dont la scène
constitue ainsi une vitrine de racolage. La presse vit elle aussi une
mutation profonde, mélange l’information dure avec les
feuilletons, la publicité, les chroniques de mode et les critiques
de spectacles. Là aussi, la finance a pris les commandes et
l’infotainment
ne date pas d’aujourd’hui. C’est dans cette ambiance frelatée
que Jacques Offenbach vit et compose. Il n’est pas alors étonnant
qu’il en ait été éclaboussé et que certains l’ait présenté
comme le débauché qu’il n’a jamais été.
Ni
mépris, ni servitude
Les
œuvres majeures d’Offenbach ont aussi accrédité ce contre-sens.
Il est impossible de faire ici l’analyse complète des plus de 70
ouvrages lyriques répertoriés (sans compter évidemment des
dizaines d’autres introuvables ou détruits). Pour ne parler que
des six les plus connus, Orphée
aux Enfers, La Belle Hélène, La Vie parisienne, la Grande-Duchesse
de Gerolstein, La Périchole et
Les
Contes d’Hoffmann, il
est certain que la sensualité y est toujours présente et même
l’érotisme comme dans le duo de l’acte II de
La Belle Hélène.
La soif de jouissance y est analysée avec lucidité dans Orphée
aux enfers
et les liens du mariage y apparaissent comme une pure convention
sociale destinée plus à l’asservissement qu’à l’épanouissement
des conjoints. Pour autant, cette trépidation sensuelle n’est
jamais vulgaire et encore moins libidineuse. De la même façon, la
puissance de l’argent est mise en exergue avec une lucidité
dérangeante. Quand dans sa fameuse lettre, la Périchole explique à
son chéri qu’elle l’aime mais qu’elle a trop de malheur et
qu’elle meurt de faim, des esprits mauvais y ont vu une vénalité
affichée, pour ma part, j’y vois de la dignité et l’aveu sans
fard que la dépendance économique que subissent les femmes les
prive de leur libre-arbitre amoureux. La satire sociale est partout
présente mais avec une verve irrésistible dans La
Vie parisienne : tout
y est, Metella la courtisane, les aristocrates oisifs et débauchés,
les domestiques manipulateurs, les étrangers naïfs qui viennent se
faire plumer à Paris, capitale de la ribouldingue la plus insensée.
Il n’y a aucune bienveillance dans le livret de Meilhac et Halévy,
mais la description clinique d’un monde qui roule à grandes guides
vers l’abîme. La satire politique est d’une violence masquée
opportunément par une gaité souvent factice que ce soit dans
Orphée,
La Belle Hélène ou
dans cette Grande-Duchesse
de Gerolstein qui
se croit tout permis puisqu’elle règne. Mais l’Opinion Publique
rappellera à Jupiter – tiens, tiens – : « c’est
l’honneur qui t’appelle et l’honneur passe avant l’amour ».
Jacques
Offenbach a été un homme de son époque mais il ne doit pas y être
confondu. Il y a trouvé des récompenses et des honneurs, certes,
mais il n’en a pas été dupe. C’est à cette aune qu’il faut
évaluer sa relation avec le sexe, ni mépris ni servitude. En cette
fin du XIXe siècle, il va décrire dans Les
Contes d’Hoffmann de
façon poignante la condition des femmes qu’il a toujours
considérées avec une respectueuse tendresse.
Au-delà
de la mort, la dernière phrase des Contes
résonne
pour lui rendre justice : « Renais,
poète. Je t’aime Hoffmann. Appartiens-moi. »
*La
meilleure publication sur le contexte historique de la vie
d’Offenbach est sans doute celle de Siegfried Kracauer Jacques
Offenbach ou Le secret du Second Empire traduite
de l’allemand et parue en 1937. Vous l’accompagnerez par la
biographie monumentale de Jean-Claude Yon ou encore l’ouvrage
classique de Robert Pourvoyeur. Une excellente « mise en
bouche » a été écrite l’année dernière par le chanteur
Jean-Philippe Biojout. Malgré quelques erreurs factuelles, le livre
– court, 176 pages – se lit d’une traite et a l’avantage de
bien résumer les intrigues complexes des livrets.
**
Certains auteurs assurent que la première rencontre eut lieu à
Hombourg en Sarre où Zulma donnait des spectacles de chansons
françaises un peu lestes. Peu importe finalement.
Par
Roselyne Bachelot-Narquin - jeudi 01 Août 2019
Réaliser
un féminisme libertin
L'infidélité,
c'est la sincérité qui se déplace - Suite
:
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La poésie dit l'essentiel avant que la philosophie ne s'en mêle, et dans toute l'histoire de la vie spirituelle de l'humanité il n'y a jamais qu'un seul créateur, le poète, ainsi qu’un unique miracle, la musique.
.
Athée libertaire et non athée chrétien, amoureux des arts et plus particulièrement de l'Opéra.
Prioritairement engagé pour combattre l'antisémitisme et participer au débat public afin de réunir les conditions d'un changement ouvrant la voie à une démocratie avancée. En remplaçant le système politique actuel jacobin ou monarchique par une république girondine.
Claude Bouvard
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