Un des derniers
tabous » : le suicide, un phénomène contagieux et mal traité.
Natacha
Devanda · Mis en ligne le septembre
2023
En France, les décès par
suicides sont trois fois plus nombreux que les accidents de la route.
En parler est donc fondamental. Encore faut-il savoir comment, car
trop en dire ou mal en dire, peut conduire à une multiplication des
passages à l'acte. On appelle ça « l’effet Werther ».
Heureusement, il existe des solutions.
Mercredi 9 août, un policier
de 37 ans se suicide dans son commissariat du Val-de-Marne. Mardi 29
août, un enseignant (36 ans) met fin à ses jours dans la nouvelle
école du Loir-et-Cher où il devait faire sa rentrée. Dans la nuit
du 4 au 5 septembre, un policier se tue dans son commissariat de
Dijon. Le 5 septembre toujours, un adolescent de 15 ans, victime de
harcèlement scolaire, passe à l’acte…
Souvent
relayé dans la rubrique « fait divers », le suicide est
pourtant un sujet de santé publique majeur. Statistiques et chiffres
en donnent la mesure : avec quelque 9 200 suicides en France par
an et 200 000 tentatives de suicides, la France possède l’un des
taux les plus élevés d’Europe. Et même si les suicides sont en
constante diminution (-33 % depuis les années 2000), ces passages à
l’acte demeurent une cause importante de décès : il y a
trois fois plus de décès par suicide que par accident de la route.
Or, si des campagnes de communication pour la sécurité routière
existent – Jacques Chirac en avait même fait une grande cause
nationale – la communication autour des suicides reste des plus
discrètes.
C’est
que rien n’est simple en la matière. User de périphrases comme
« il a des
idées noires »,
ou plaquer les interdits moraux ou religieux ne règlent aucun des
problèmes. Pire, la négation du phénomène suicidaire ôte toute
possibilité de prévention. « On
est sur l’un des derniers tabous de nos sociétés. Suicide est un
mot qu’on ne prononce pas, qu’on n’ose pas évoquer. Alors que
c’est un vrai sujet de santé publique »,
explique à Charlie
Hebdo Nathalie
Pauwels, initiatrice du Programme de recherche et d’action
Papageno. Ce dispositif au drôle de nom (voir ci-dessous) est porté
par la Fédération régionale de recherche en psychiatrie et santé
mentale des Hauts-de-France, un territoire fortement touché par ce
fléau. Le but ? Faire de la prévention face à un phénomène
trop peu connu : « l’effet Werther », autrement
dit la « contagion suicidaire ».
« Suicide,
mode d’emploi »
Souvenez-vous
de vos lectures adolescentes : Werther, c’est ce héros de
Goethe qui, par amour impossible avec sa belle Charlotte, met fin à
ses jours en se tirant une balle. Dans l’Allemagne romantique du
XVIIIème siècle d’abord puis dans toute l’Europe, la lecture du
roman Les
souffrances du jeune Werther
va déclencher un engouement exceptionnel. Une « fièvre
werthérienne » s’empare du vieux continent, l’équivalent
d’un buzz aujourd’hui : dans les mois qui suivent la
parution de l’œuvre, de jeunes Allemands se donnent la mort en
grand nombre et par arme à feu, imitant le héros de Goethe.
Phénomène
individuel ou collectif de psychologie sociale, « l’effet
Werther » est, depuis, des décennies, analysé
scientifiquement et des centaines d’études établissent
l’existence du mimétisme suicidaire. Il pointe l’impact que les
mots peuvent avoir sur des personnes en grande souffrance
psychologique et le risque avéré de passage à l’acte chez
certains lecteurs par identification avec un personnage fictif ou de
célébrités qui, comme Marilyn Monroe ou Robin Williams mettent fin
à leurs jours. « Bien
sûr et heureusement, ça ne va pas toucher tout le monde mais les
personnes en crise suicidaire peuvent trouver dans certaines lectures
des validations indirectes de leur passage à l’acte »,
explique Nathalie Pauwels. D’où l’interdiction à la vente, en
1991, de l’ouvrage controversé Suicide
mode d’emploi paru
en 1982 et aussitôt accusé de faire la promotion du suicide ; ou
plus récemment les recommandations de l’Organisation mondiale de
la santé (OMS) à l’égard des journalistes dans le traitement de
l’information sur le sujet.
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De
là à penser qu’on peut tout mettre sur le dos des pisse-copies,
il y a un pas que Didier Lombard, l’ex-PDG d’Orange a franchi
allègrement lors de son procès en 2019 pour harcèlement moral au
travail. On explique : au début des années 2000, en pleine
réorganisation à marche forcée chez l’opérateur de
télécommunication, les suicides se multiplient chez les salariés
du groupe. Didier Lombard, évoque alors « une
mode » et
provoque un tollé général. Dix ans, plus tard, lorsque le procès
a lieu, les avocats de l’accusé principal ont bûché le dossier.
Finie « la
mode du suicide »,
place au si pratique « effet Werther » à servir à la
cour.
Contrer
l’effet Werther
« Un
cas typique d’instrumentalisation »,
s’insurge Nathalie Pauwels. « Le
suicide est beaucoup plus complexe que ça. Peut-être que la lecture
des journaux a pu jouer comme un déclencheur chez des salariés
d’Orange mais parce que leur coupe était déjà bien remplie. Le
raccourci de Didier Lombard dessert totalement notre travail »,
se souvient la jeune femme qui dit avoir reçu à cette époque de
nombreux appels de journalistes, désireux d’en savoir plus. Avec
un fort enjeu pour elle : désamorcer « l’effet
Werther » et activer « l’effet Papageno » !
Mozart
plus fort que Goethe
Pour
lutter contre le romantisme de Goethe, les professionnels de santé
des Hauts-de-France ont convoqué Wolfgang Amadeus Mozart en créant
le programme Papageno. Dans La
Flûte enchantée,
le célèbre opéra de Mozart, Papageno est cet oiseleur qui,
abandonné par sa Papagena, se morfond et veut se suicider. Mais dans
l’Opéra, Trois Garçons surgissent et l’incitent à trouver une
autre issue. Papageno se souvient alors qu’il possède des
clochettes magiques qui, dès qu’elles résonnent, lui permettent
de retrouver sa moitié. Ce qui marche si bien chez Mozart arrive
aussi à convaincre dans la vie réelle, assurent les membres du
programme Papageno.
Celui-ci
consiste en une nouvelle approche : informer et former celles et
ceux dont le métier est justement l’information :
intervention dans les écoles de journalistes, dans les clubs de la
presse, au sein des rédactions… Le travail ne manque pas. « Ce
sont les médias qui nous contactent.
Le programme
Papageno propose une sensibilisation de deux heures pour expliquer
comment parler du suicide tout en contrant l’effet pervers de
l’effet Werther », explique
Éloïse Nguyen-Van Bajou, chargée du déploiement du programme de
prévention de la contagion suicidaire auprès des médias français.
Souvent, les journalistes n’ont jamais entendu parler ni de l’un
ni de l’autre,
« mais, à la suite du traitement d’un fait divers, ils se
prennent parfois une volée de bois vert de la part des lecteurs ou
sur les réseaux sociaux. On les critique sur le fait d’avoir cité
le lieu ou le mode opératoire. On leur dit de se documenter un peu
sur l’effet Werther ».
Reste
que le sujet est délicat, car parfois, il y va aussi de
l’information, des faits objectifs. Quand par exemple, l’État
laisse la possibilité aux policiers de rentrer armés chez eux et
que certains se donnent la mort avec leur arme de service, faut-il en
parler ou pas ? « Ce
n’est pas simple,
reconnaît Nathalie Pauwels. Mais
l’idée est déjà de réfléchir au traitement et d’être
conscient de sa responsabilité ».
Les
mots sont, en la matière, à manier avec précaution.
« Par exemple, quand des journalistes écrivent :
« il a choisi de se donner la mort »,
ils commettent une erreur. Se suicider ce n’est pas vouloir mourir,
c’est trouver une voie pour mettre fin à une souffrance
innommable, qui n’est plus vivable. C’est donc plutôt un
non-choix. C’est une rage de dents puissance 1 000. Un truc qui
rend fou. Quand on va chez le dentiste, on lui dit :
« Arrachez-moi
cette dent ». Là,
on ne pense qu’à une chose s’arracher à cette vie qui n’est
plus supportable. Mais, la société peut et doit réagir car il y a
des choses qui soulagent. »
Pansez
les maux, pesez ses mots
Le
traitement médiatique sur le suicide ressemble donc à une épée à
double tranchant. Elle peut parfois favoriser le passage à l’acte
lorsqu’elle tend à verser dans le sensationnel ou le romantisme. À
l’inverse, elle peut aussi être salvatrice, quand elle permet de
glisser, par le biais d’un article, les différents dispositifs
institutionnels ou associatifs mis en place en termes de prévention
du suicide.
Car,
depuis 2019, une circulaire du ministère de la Santé défini quatre
grands axes de prévention des suicides. Des plans comme « VigilanS »
ou « Sentinelles » ont pour but, pour le premier,
d’entourer d’attention les personnes ayant fait une tentative de
suicide, et pour le second de former des citoyens volontaires pour
être en veille, afin de tenter de repérer les signes de désespoir
chez les autres. « Ce
sont souvent des professionnels au contact du public : le
coiffeur, le pharmacien, le postier… Parce qu’ils sont
spontanément empathiques mais aussi formés, ils vont oser poser les
questions qui dérangent les gens comme : « Est-ce
que tu as déjà pensé au suicide ? » »,
précise sans fioriture Nathalie Pauwels. Puis écouter et orienter
les désespérés vers les aides et les relais que sont les médecins
généralistes, les psys ou le 31 14, le numéro vert de prévention
du suicide.
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monde »
Au
bout du fil, des infirmiers et des psychologues répartis sur tout le
territoire dans 15 centres d’appels. « Ce
sont 130 personnes qui y travaillent, écoutent et orientent. Ils
reçoivent 800 appels par jour. En cas d’urgences, ils peuvent être
très rapidement interventionnistes. Ils vont alerter le Samu pour
une prise en charge,
explique Pierre Grandgenèvre médecin psychiatre au CHU de Lille et
intervenant du programme Papageno. Chaque
appel est une porte d’entrée. Et cette idée d’une porte
d’entrée, c’est la base de la prévention ».
Aux
journalistes ensuite de choisir les mots justes pour évoquer ces
affaires sensibles que sont les actes suicidaires et les moyens de
lutter contre. « Je
pense que c’est plus intéressant pour les lecteurs mais aussi pour
les journalistes d’approfondir un sujet, de contacter des experts,
de faire un papier d’analyse par exemple sur la sécurisation des
hot spots que sont certains ponts, certains immeubles plutôt que
d’en donner l’adresse exacte et les modalités d’accès ! »,
conclut Éloïse Nguyen-Van Bajou, une consœur spécialiste du
sujet. Quand on lui demande pourquoi cet intérêt pour un tel sujet,
elle répond simplement avoir été, dans une autre vie
professionnelle, infirmière pendant 15 ans en hôpital
psychiatrique. L’envie de peser ses mots après avoir pansé les
plaies.
Publié
par Charlie hebdo
.
Comme
tous les mozartiens " je veux la vie et toujours plus de vie
", suites :
https://laicite-moderne.blogspot.com/search?q=Le+mozart+citoyen
Claude
Bouvard ( CRAB )